Ne pleure pas mon frère alors que les tambours sonnent le glas et que nos pères encore trop meurtris et affaiblis par leurs derniers assauts patriotiques se résolvent à sacrifier leurs fils au combat.
Ne pleure pas mon frère parce que cet appel nous sépare et qu’il augure de nos derniers au revoir.
N’est-ce point la destinée des hommes de se quitter, se séparer pour offrir en pâture leurs chairs, leurs muscles et leurs forces vives? Et servir leurs présidents, leurs rois?
N’entends tu pas la complainte du clairons et le rythme des soldats marchant au pas?
Souviens-toi que, lorsque je me jetterai dans la boue pour échapper aux éclats de bombe et aux grenades, ce qui me maintiendra debout sera le refrain lancinant des bottes dans le maquis.
Quand, loin de toi mon frère je mordrai la poussière goûtant la saveur terreuse de l’humidité entre les dents, j’aurai déjà oublié ton visage et nos rires d’enfants.
Il me restera le goût du sang, la soif de revanche et les certitudes de celui auquel je me serai asservi. Car c’est assujetti à leurs délires de grandeur, à leurs vérités implacables et pour honorer leur soif de pouvoir que nous avions rejoints les troupes.
C’est bien malgré nous que nous nous sommes perdus. Et c’est aussi malgré moi que j’ai choisi de croire en leurs idéologies afin de supporter le cauchemar qui nous attendait.
Ne pleure pas mon frère car si la guerre te prend la vie, elle épargnera ton âme et l’évanouissement de tes maigres espoirs.
Car le jour où je rentrerai des tranchées, je n’aurai ni larmes pour pleurer, ni l’épaule d’un frère pour les éponger. Amputé d’un frère et de ma liberté d’aimer, il me restera un cœur mutilé. Eclaté comme des débris d’obus et qui ne battra plus qu’au son des tambours et des parades militaires.
Un cœur austère et inflexible qui ne cherchera plus ni à frémir ni à aimer. Un cœur règlé comme un métronome prêt à transmettre discipline, honneur et fermeté.
Car il en est de ta santé mentale mon frère de croire au mensonge de l’honneur et du devoir. Il te faut rabougrir ce cœur, le mettre au pas afin que fils, cousins et neveux puissent eux aussi repartir au combat.
Tu sais aussi bien que moi, que même si le temps passe et les mœurs évoluent, leurs chefs à eux seront aussi avides de pouvoir, de richesses et de territoires. Il faut donc bien veiller à tuer leurs élans et leurs poésies pour que leurs esprits épris de sens et de reconnaissance enfilent sans regrets les bottes de l’obéissance et de l’allégeance.
Ne pleure pas mon frère, car ton âme libérée de ton enveloppe charnelle peut ainsi voler au dessus des océans. Loin de ce corps et de ses étreintes, loin de ses pulsions friandes de contrôles et de dominations , tu ne subiras plus la lourdeur des souvenirs. Tu n’auras pas à porter dans le noir les reviviscences des abominations que tu as perpétré.
Ne pleure pas mon frère puisque la mort violente que t’a arraché à moi t’évite d’être témoin de la décrépitude de mon être, vidé ã jamais de toute compassion. Moi qui m’efforce peu à peu à devenir coquille de surface où dépérissent dans les profondeurs les restes de mon humanité.
Sèche tes larmes mon frère puisque tes enfants peuvent aujourd’hui porter le chagrin d’un père si peu connu qu’il en devient héros, son vague souvenir embelli à souhait.
Pour eux tu es le chevalier au cœur sensible déployant son large rire dont l’écho imaginaire résonne pour des générations dans la maison.
Pendant ce temps, je m’acharne à dédaigner les miens, à les priver d’amour et d’attention.
Ainsi nos enfants retourneront chacun au combat. Les uns pour honorer un père perdu, les autres pour obtenir la fierté que je ne pourrai jamais leur offrir.
De toute façon existe-t-il encore d’autres issues pour leurs cœur endurcis?
Et n’est-il pas ainsi de notre devoir de nous séparer nous, les frères pour continuer à soumettre à nos maîtres nos forces vives et nos âmes esseulées.