Le pilote

Il est calé devant moi à manger calmement, impassible. Il mène la fourchette à la bouche et il me regarde avec cet air narquois. Il ne cherche pas à me plaire ni à montrer quoi que ce soit de lui-même. Il est là, m’a emmenée au restaurant et il a fait sa part du taf.

Moi j’ai juste envie de l’étriper. Pas pour le vider ni le punir. Non, je veux juste vérifier ce qu’il a dans le ventre. Est-ce que ça vit? Est-ce que ça digère ? Est-ce que ça remballe comme ses regard sans émotion qui me renvoient à moi-même, à mon propre vide et à mes éternelles insécurités.

Si j’avais un pic à glace j’exploserais ce miroir entre nous, cette coque qu’il a consciencieusement érigé entre lui et les femmes.

Car lui, il se tient à distance, malgré ma fureur et mon désarroi que je cache péniblement derrière un sourire enjôleur et espiègle.

Je joue mais est-ce que je m’amuse?

Tout glisse sur lui. Il semble gelé ou emprisonné dans la glace.

Ce n’est pas vraiment antipathique ou effrayant. C’est simplement ménagé et protégé. Il n’y a pas d’accroches, rien à agripper.

Je m’épuise sur son armure de verre comme les griffes d’un chat dérapant sur une plaque de verglas.

Si je pouvais seulement briser cette couche de glace alors je verrais l’eau mouvante, les algues et les minuscules amphibiens qui s’y abritent.

J’ai lu un jour que la seule condition pour que la vie dans les profondeurs auquatiques résiste aux plus virulentes gelées, était la présence de la lumière. Un léger filet filtrant à travers l’épaisse couche de glace serait la seule et unique ressource nécessaire pour permettre à la vie de se manifester.

Et c’est ça qui me rend folle ce soir là. Je suis lumière faisant fonction. Je le sais. Son air narquois ne fera jamais basculer cette certitude.

Mais même si je suis lumière, je n’ai pourtant aucun droit de regard ou d’émerveillement sur la vie que je protège et nourrit dans les bas fonds.

Non, je ne fais que me réverbérer et me refléter sur une patinoire lisse et insondable.

Il maintient sa position aimable, souriant mais c’est comme un défi qu’il me lance sachant que je pars perdante.

Il aime ça lui, gagner. C’est un compétiteur. Mes élans, mes coups de poings de joie, mes gestes tendres n’y feront rien. Il reste droit, ne fléchit pas.

Il tient sa route imperturbable.

Moi, je rejoue une course que je connais par cœur.

L’impuissance à atteindre le cœur d’un homme. L’impossibilité d’être choisie. Le podium inaccessible.

Je reste encore et toujours sur les starting-blocks.

Alors que mon moteur commmence à rugir et que ma carrosserie brille, rien ne démarre. Il a décidé de ne jamais donner le signal de départ.

Ce soir là quand on rentre je lui en veut. Je veux lui faire payer son flegme et ma faiblesse affective. Je veux lui prouver (me prouver? ) que je peux reprendre les rennes.

Ah tu ne veux pas d’attaches, de sentiments ou d’intimité.

Ok je vais te donner ce pour quoi tu prétends être venu.

Du sexe ce sera. Dénué d’amour, de partage ou de considérations.

Mais c’est moi qui décide.

Sans le cœur? C’est possible! Attache ta ceinture.

Alors je l’utilise. Position masculine de domination. Ma frustration alimente mon excitation. J’en ferai mon toy-boy.

Il ne servira qu’à ça, servir mon plaisir.

Aucune attention ne sera dorénavant posée sur lui, c’est moi qui mène, c’est moi qui pilote.

Je l’attrape par le col de la chemise, le pousse vivement pour le claquer sur le lit. On dirait la scène érotique d’une mauvaise série.

C’est la rage et la revanche qui m’animent.

Je le cloue au matelas, l’encerclant de mes jambes fermes et robustes . Je ne lui laisse pas le temps de respirer, ou même se déshabiller. Je plonge ma main dans son pantalon et en sors brutalement son sexe en érection. Je me plante triomphante sur lui et j’imprime les mouvements du bassin au rythme nécessaire à ma propre satisfaction.

Alors que je le chevauche sans mesure avec l’ardeur et la ferveur de l’autorité, il relève légèrement la tête interrogateur, le souffle court et il s’exclame.

  • Mais… mais … mais TU ME BAISES ?!
  • Oui! Pourquoi ? ça te dérange ?
  • NOooon!

Et il affiche cet air bêta du mec triomphant et content de lui-même.

Du mec qui se réjouit déjà de raconter son p’tit exploit sexuel autour de la bière du vendredi soir entouré de tous ses potes hétéro-cis. Vendredi soir où je ne serai jamais conviée évidemment.

Alors que je lui arrache un héroique orgasme, je goûte sur ma langue sèche l’amertume de ma défaite.