Debout dans la cuisine, le téléphone collé sur l’oreille, j’entend pourtant la voix de mon médecin comme un écho, lointain, étouffé. Mais déjà, mon regard se propulse au dehors, au delà des toîts de la ville endormie, des maisons blotties les unes contre les autres comme des surricates dans leur terrier. Dans le jardin du voisin, les feuilles du figuier réflêtent l’immensité du ciel et l’immensité de ce qui m’arrive.
– Oui donc c’est bien cela, la prise de sang le confirme, vous êtes déjà à cinq semaines.
Je me tiens à l’appui de fenêtres en bois pour ne pas m’effondrer. Manquerait plus que ça que je me refasse une entorse. En moi, tout vacille, mon ancre à quitté la croute terrestre et je tangue comme un voilier arraché à son port et emporté violemment par la houle et le vent.
Un chat, saute sur la toiture de l’abri de jardin attenant à la tour de brique que j’habite depuis presque 10 ans.
Trois pièces vastes et alambiquées surmontées les unes sur les autres en une tour ajoutée à cette vieille batisse aux escaliers en chêne du 18 ème. Une tour qui me tenait à l’abri du bruit de la ville, donne sur les côteaux et me laisse croire que je vis dans un coin de nature préservé de la violence du dehors.
Et pourtant, me voilà prise au piège. Je me croyais à l’abri mais j’ai moi-même ouvert la porte au grand méchant loup. Une fois de plus. J’ai tellement cru au prince charmant et voilà le résultat: me seule, dans ma tour d’ivoire ensemencée par le mal.
Le chat perché sur la gouttière me regarde de ses grands yeux noisettes et semble me murmurer que tout est juste, tout est parfait.
Je tend la main pour le caresser, mais il a disparu. Il a bondit prestement sur le faîtage de la maison d’en face.
Farouche? Non! Vif, libre et sauvage.
– Madame S? Madame S? vous êtes là? Vous m ‘avez entendu?
– Oui oui, docteur. J’ai bien entendu. Cinq semaines … (waouh ça fait long). Est-ce que ma voix tremble?
On dirait que les mots qui sortent de ma bouche sont secoués comme un carillon. Les non-dits, les secrets se battent entrte mes cordes vocales produisant des ondes complétement alèatoires et dysharmoniques.
Je remercie le médecin en gardant la tête droite et la langue chargée de remords.
– Non mais quelle conne ? Le retrait? sérieusement le retrait? Tu y croyais vraiment? Tu te sentais immunisée contre le fertilité ou quoi? Comment peut-on tomber enceinte à 39 ans? Faut vraiment être conne ou d’une naîveté à pleurer de rire.
Je reste là statique, prenant à nouveau appui sur le rebord de la fenêtre. Je ne vois plus que ça, les arbres, les moutons à flanc de colline, les nuages longs et filendreux au sommet des hêtres et des merisiers des terrils.
Moi qui ai toujours vécu sans m’embarasser des ces grandes baies vitrées qui entourent ma cuisine, je me sens nue et exposée aux regards de chacun. Comme si les voisins pouvaient déjà voir une bosse dans le bas du ventre, me montrer du doigt et railler la pré-quarantenaire qui n’a pas été foutue de mettre un préservatif. Je suis dans un aquarium et je ne suis même pas capable de nager en rond. Faire semblant, que tout va bien, que cette cuisine est vaste, que l’aquarium est océan.
Sur le toît en face, le chat a déjà disparu, vivant ses aventures au gré de ses explorations sans aucunes autres contraintes que l’appel de la croquette ou l’envie de s’allonger au soleil.
Je l’envie ….
Des contraintes parlons-en maintenant des contraintes.
Je m’assied sur la banquette adossée à la fenêtre, je lâche mon appui. Je me teste. Vais-je craquer ou plier? Je tend le bras devant moi, ma main tremble si fort q’un frisson âpre parcourt mes muscles, tranche le coude et fini par cogner ma cage thoracique. En parlant de cogner, mon coeur bat à toute allure. Si fort qu’il pourrait sortir de ma poitrine et atterrir sur l’abri de jardin du voisin. Mais, non, la percussion l’interpèle et il se met à éclore par légers soubresauts affolés et enivrés à la fois.
Ma main se déplace toute seule. Indépendante et libre, elle se pose délicatement sur mon ventre telle une feuille d’automne sur le sol humide qui signe le fin de l’été.
Alors, pendant que le vie s’anime, se meut et grandit en moi, je lui demande:
“Ressens-tu mon effroi?”