Sans surprise ça commencerait comme ça. Un être flottant dans un environnement aquatique. Cet être n’a pas de sexe ou plutôt il n’en a pas conscience. Ce n’est que bien plus tard qu’il se définira comme elle avec toutes les limitations que cela consent.
Cet environnement se voudrait théoriquement confortable. Les scientifiques le décrivent comme un nid douillet où il fait bon vivre. La température est parfaitement adaptée pour maintenir l’homéostasie de son système interne. Le petit être n’y ressent pas la faim par exemple ni le froid ou le piquant. Encore moins ce qu’iel expérimentera plus tard comme des émotions. C’est un milieu ouaté où les sons et les stimulations venant de l’ extérieur sont étouffés et amortis.
Pourtant une part de cet être ne veut pas être là. Déjà avant d’atterrir ici, dans ce qu’ils appellent la haut, un corps. Non il n’en avait aucune envie. Pourquoi s’encombrer de ce truc infâme qui réclame sans fin à être rassasié, protégé . Pourquoi quitter le confort de l’éther, sa légèreté, sa rapidité de manifestation pour la lourdeur et la lenteur de la chair.
Mais bon, sur la globalité de ce qui le constituait avant la descente aux enfers, quatre-vingts cinq pourcent avait voté pour. Trois quart de lui était d’accord pour descendre dans la matière. Ils étaient tous tellement excités à cette idée. Ils voulaient tellement impacter ce monde d’en bas.
Iel n’avait pas pu faire porter sa voix. Son droit d’abdiquer. Son droit au repli. La démocratie, c’est la dictature de la majorité alors iel s’est résigné, iel s’est plié sous la masse et iel a atterri ici.
Les vibrations extérieures l’agressent. Ce monde de l’autre côté de la membrane lui paraît violent.
Et puis il y a les sensations qui viennent directement de son environnement immédiat. De ce cocon de protection émanent des contractions, des vibrations intenses, cela le chahute, le contracte aussi. L’être n’aime pas ça. Les quatre-vingts cinq pourcent ont l’air d’apprécier cet espace tampon, mais ils leurs tardent de sortir. Ils ont la lutte en eux. Un courant de révolution qui les anime déjà depuis la décision de redescendre.
Lui, si il pouvait, il remonterait fissa. Ni une ni deux, il lâcherait le corps, remonterait à la surface et repasserait les quelques étages qui le séparent de sa tribu la haut.
Mais la tribu est descendue elle aussi. Éparpillée sur cette planète bleue, sans repère et puis sans aucune possibilité de se retrouver. Parce que c’est une des conditions de la descente, l’oubli. Une fois en bas, une fois immergés dans les terres arides de la planète bleue, ils oublieront. Leur unité, leur essence profonde, leurs compatriotes.
Le jour où ils ont fait appel aux volontaires pour changer le cours de l’évolution de cette foutue planète bleue, comme des cons, la plupart ont levé la main. Ils y croyaient. Lui pas. Lui, iel veut retrouver la fluidité de l’âme. Le flottement dans les airs, les champs cosmiques et les chants interstellaires.
Ici, il se raccroche à une chose. Un battement. Un rythme continu. Ça cogne, ça ponctue. C’est bizarre il ne sait pas toujours si ça vient de l’intérieur, en lui ou si c’est propre au cocon. La plupart du temps cette pulsation l’apaise, sa stabilité, sa permanence offre un mouvement régulier qui le berce. Mais il arrive qu’elle s’emballe, s’accélère. Alors son corps part en vrille lui aussi, dans sa poitrine c’est rapide et douloureux à la fois. Ce n’est pas une sensation agréable et très vite, il redevient nostalgique de la vie avant la chute.
Au début, ils étaient deux. L’autre, lui il voulait vraiment pas venir. Il l’avait accompagné comme une promesse de soutien qu’il n’avait pas pu honorer. C’était trop dur pour lui. Il avait tenu à peine quelques semaines. L’être pensait vraiment qu’ils seraient deux dans cette folle aventure, il s’agrippait avec force et rage à cette promesse. L’idée d’être ensemble avait adoucit la douleur de la chute dans le corps et l’avait aidé à se ranger à la majorité.
Mais l’autre n’avait pas pu tenir. Et un jour, sans crier gare, il était passé dans le trou. En une fraction de seconde il avait disparu et iel s’était retrouvé seul. Si iel avait eu des larmes pour pleurer iel aurait pu alors inonder le ventre de la mère. Mais rien de tout ça n’était encore possible à ce niveau là. Seules les cellules pouvaient contenir la détresse de cet abandon. L’être la logea alors dans un coin de ce corps.
Il pris soin de la diviser en plusieurs atomes pour qu’elle se cache en de multiples sources et niveaux de son être. Il ne voulu plus jamais ressentir cette douleur. Il choisit même d’en laisser un peu pour la mère.
Pendant les mois qui suivirent, il se persuada qu’il avait dû foirer quelque part, que s’il avait pu le réconforter cet autre, ou si au minimum les quatre-vingts cinq pourcent avaient pu lui transmettre leur rage de vivre et leur force, peut-être serait-il toujours là. Peut-être auraient-ils pu à deux poursuivre leur mission. Cette conviction commençait elle aussi à prendre racine dans ce nouveau corps qui lui contrairement à cet autre perdu continuait de grandir et de se développer. Et chaque nouvelle cellule ou nouvel atome contenait maintenant en eux une fraction de cette culpabilité. Qu’aurait-il du transmettre ? Être ? ou amorcer ? pour que l’autre puisse choisir de rester ?
Peut-être quelque chose en lui n’était pas bon, pas suffisamment valeureux. Peut-être n’en valait-il pas la peine.
Et si iel avait été différent, est-ce que l’autre serait resté ?
A chaque nouvelle connexion nerveuse, cette idée se propageait de plus en plus en lui, telle un ruisseau creusant son lit de plus en plus profondément au travers des sous-couches de la terre, des minéraux et des racines des arbres.
Alors que ce ruisseau se faisait rivière et cette rivière devenait l’océan de sa constitution, il fit un vœu. Le serment et la promesse qu’il corrigerait ce défaut de valeur. Que iel se donnerait corps et âmes pour ne plus jamais perdre ceux qui croiseraient son chemin. Puisque les 85% portaient la lutte en eux, ils devraient pouvoir l’aider à la mettre au service des autres. Ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas rester, les vulnérables, les souffrants. Cette fois iel tendrait la main, les empêcheraient de tomber dans le trou et les ramènerait coûte que coûte à la vie.
Iel avait oublié déjà que lui-même ne voulait pas vraiment être là. Que déjà pour lui, ce serait une lutte de retrouver, contenir et préserver la joie qu’iel avait connu avant la chute.
Et au delà de tout, Iel avait oublié la deuxième règle de la chute: le libre arbitre !