Ce matin l’irritabilité s’est installée chez moi sans crier gare. Tel un chat effarouché , elle s’est cachée sous la table guettant tous mes faits et gestes, prête à me sauter à la gorge à la moindre incartade. Puis quand mon mari est entré dans la cuisine, nonchalant, sifflotant d’un faux air détendu, elle l’a attrapé par le mollet et lui a asséné un tel coup de griffe qu’il en a hurlé de surprise et de douleur
Ahuri, il a fait volte-face et s’est dirigé mollement vers le moulin à grain pour se préparer un café comme si rien ne s’était passé.
Deux minutes à peine étaient écoulées et il reprenait son sifflotement aigu, feignant à nouveau et sans grande réussite la relaxation absolue.
Le chat en moi s’est mis à feuler mais j’ai simplement levé les yeux aux ciels, un geste qui, en temps normal, pouvait l’agacer considérablement. Je n’en menais pas large, la rage contenue bouillonnait comme le liquide chaud qui montait crescendo dans la machinette italienne.
Je pouvais imaginer facilement ma vésicule produire cette bile noire, cette mélasse brûlante tel le marc de café resté au fond de l’épuisette.
Elle menaçait d’éruption imminente au rythme du refrain lancinant qu’il se butait à siffler.
J’avais beau brûler de l’intérieur, sentir le rouge me monter aux joues et la lave en feu danser dans mes veines, je semblais transparente à ses yeux. Cette invisibilité me crachait au visage mon impuissance et mon inconsistance.
Pour mieux me défendre j’ai tenté alors d’adopter sa stratégie et de relèguer ma rage dans le bouillon de mes émotions refoulées. J’ai ravalé douloureusement ma bile et mit la bouloir sur le feu.
J’ai ouvert l’armoire, me suis emparée de la boîte à thé pour la poser à coté du pain et j’ai tenté de l’ouvrir le plus calmement possible. Elle me résista. Cette foutue boîte ne voulait pas s’ouvrir. Le chat terré en moi se mit à feuler de plus belle. Dans un mouvement vif et brusque je l’ai ouverte avec une telle force que son contenu s’est éparpillé sur le carrelage. C’est à ce moment évidemment que la bouloir a choisi de siffler.
Le son strident qui envahissait la cuisine eu raison de mon déni. J’ai explosé de rage et lorsque je pris mon bol japonais dédié au rituel du thé, je l’ai lancé si fort contre le mur qu’il a éclaté dans les airs et est retombé sur le sol tels des flocons de porcelaine emporté par le vent.
Et là, dans tout ce fatras du petit-déjeuner, j’ai dégobillé ma colère. Sur le carrelage, la bile s’est mêlée aux fragments de céramiques et aux feuilles de thé séchés, le tout macérant dans une flaque de bile noir et brunâtre
Je me suis mise à hurler :
– Et toi tu ne fais rien ? Tu ne dis rien comme d’habitude !
Je crie de toute ma vitalité perdue.
–Tu comptes m’aider à un moment donné ? Ou tu préfères siffloter en sirotant ton café ?
Tu sais quoi ? Je te déteste ! Tu m’entends ? Je te déteste !
Puis ça s’est arrêté d’un coup. J’ai regardé mes mains qui tremblaient autant que mes lèvres qui cherchaient à comprendre comment les mots s’échappaient d’elles en soubresauts si peu contrôlés.
Je me mis à respirer vivement, ne retrouvant pas mon souffle et encore moins mon calme. Mon mari me regardait l’air hagard comme si le ciel venait de lui tomber sur la tête. Moi par contre, je n’osais plus le regarder. La honte de cette colère indomptée m’avait épuisée.
Je me disais à moi-même :
« Mais tu es folle ma vieille ? Une vraie hystérique. Une vraie chieuse. Tu crois vraiment qu’il va rester avec une chiante comme toi ? T’es plus de toute fraîcheur en plus. Faudrait voir à te calmer un peu non ? »
Tout cela, tapis au centre de mon être remontait avec acidité.
Je le sentais ramper tel des serpents. Sinueux, il se glissait en moi et envenimait toutes mes cellules.
Mes poils se mirent à hérisser alors que ce magma poursuivait son ascension le long de la colonne. Il se muait en une bête sombre et féroce. Elle escaladait haletante jusqu’à ma gorge. Une boule s’y formait peu à peu, solide et dure comme la pierre.
C’est moi maintenant qui voulait me faufiler sous la table. J’aurais pu rester cachée là jusqu’à en mourir. Me laisser mourir de honte et de culpabilité.
Heureusement mon mari me tendit la main. Dans un geste tendre, cette main qui appelait à l’Armistice avec une telle douceur, me sortit de ma torpeur.
Je me suis alors effondrée en pleure au creux de ses bras solides et réconfortants. Eux qui formaient un nid pour accueillir mon désarroi et ma peur. Je suis restée là un moment, effrayée à l’idée que le chat puisse s’inviter au petit-déjeuner à la prochaine chute hormonale.